THÉÂTRE OCCIDENTAL - Théâtre et société

THÉÂTRE OCCIDENTAL - Théâtre et société
THÉÂTRE OCCIDENTAL - Théâtre et société

C’est évidemment un truisme que de dire qu’il existe une relation entre le théâtre et la société. Banalité qui punit ceux qui prennent au sérieux les métaphores qui font de la littérature le «miroir» de la vie sociale, comme s’il existait une semblable dichotomie entre deux «essences» s’engendrant elles-mêmes... De toute manière, les rapports entre les formes multiples de la vie collective et le théâtre sont infiniment complexes. S’il en fallait une preuve, il faudrait rappeler ici qu’il existe des sociétés qui ignorent complétement le théâtre (au sens que nous donnons à ce mot) ou même qui interdisent la représentation de l’image de la personne humaine. Un évolutionnisme puéril a fixé, au XIXe siècle, l’aboutissement de l’histoire de l’humanité dans les formes de la société européenne. Et, bien entendu, personne ne mettait en doute l’idée de Voltaire qu’une société parvenait à la civilisation la plus haute quand elle réussissait à susciter une littérature dramatique!

Si l’on admet que les sociétés sont différentes entre elles dans leurs types et leurs genres (de civilisation), si l’on voit dans le théâtre la représentation imaginaire d’une action virtuelle incarnée par un individu et dominée par l’idée d’une insurmontable contradiction ou par l’allégresse de la dérision (tragédie et comédie), alors ces relations apparaissent plus nuancées et difficiles à saisir. Cela suppose cette vérité souvent difficile à admettre que les sources de la création littéraire ne se trouvent pas dans la littérature écrite, mais s’enracinent dans un jugement plus profond. Il en va, en ce domaine, du théâtre comme des autres genres (que l’Europe seule a définis ainsi): il convient d’élargir l’enquête littéraire jusqu’à l’anthropologie, la psychologie et la sociologie pour entendre quelque chose à un mouvement de création dont les origines immédiates sont masquées par nos définitions esthétiques.

En ce sens, on peut dire qu’il existe trois formes principales de relations entre la vie sociale et la création théâtrale: celle qui correspond aux cérémonies théâtralisées (dans toutes les sociétés) et à l’intensité momentanée de la vie collective, celle qui établit un lien (original et rigoureusement européen) entre le tragique ou le dérisoire et les civilisations techniques, celle enfin qui constate le lien permanent entre une définition individualisée de la personne humaine et les phases de rupture entre les types de société ou de civilisation se succédant dans une même durée...

1. Les cérémonies théâtralisées

D’une manière générale, on peut dire que les figures qui définissent une société à ses propres yeux et aux yeux des autres (voisins, étrangers, ennemis) sont des cérémonies dramatisées. L’anthropologie décrit avec plus ou moins de précision et de rigueur ces fêtes ou ces rites au cours desquels un groupe revêt les masques de rôles désignés par la tradition (ancêtres, puissances cosmiques, etc.) et affronte par là les grandes instances naturelles: la sexualité, la faim, la mort.

Rien de plus différent qu’un mariage chinois ancien, une union cérémonielle iroquoise ou bantoue et un mariage civil européen; pourtant, ces manifestations collectives au cours desquelles les hommes et les femmes d’un groupe jouent des rôles et participent à un scénario défini par une tradition consistent toutes, formellement, en une représentation dramatique.

L’apparition des Katcina chez les Pueblos (Indiens du Nouveau-Mexique), les combats rituels des Sioux, les cérémonies de circoncision dans les pays maghrébins, le mariage chez les Yoruba se déroulent suivant une ordonnance précise et mettent en scène des personnages fictifs qui représentent tantôt des êtres morts auxquels on accorde une importance déterminante dans la vie présente, tantôt des éléments du cosmos organisés dans une classification nécessairement arbitraire et personnalisés. La sociologie française depuis Durkheim accorde à ces états d’«effervescence» une importance décisive dans la vie des sociétés; elle y voit les instants privilégiés où la vie collective est à son comble, et Marcel Mauss, dans son Esquisse d’une théorie de la magie , a dit comment la société accédait ainsi à l’existence concrète au cours de ces dramatisations.

Le même Mauss a montré, dans un texte classique sur la notion de personne, qu’au cours de ces manifestations apparaissaient des figures individualisées qui furent, bien avant la période où le titre et le statut de personne morale et légale ont été accordés à tous les hommes, les seules manifestations pour ainsi dire expérimentales de l’individualité. Les masques eskimos, les «imagines» des ancêtres romains, les blasons des sociétés féodales correspondent à ces figurations traditionnelles dont l’animation se réalise au cours de dramatisations concertées.

Faut-il dire que, dans le cas de ces dramatisations sociales traditionnelles, la représentation de figures individualisées ne suppose aucune distinction immédiate entre l’imaginaire et le réel (ce que Lévy-Bruhl avait déjà noté)?

La question reste pourtant entière de savoir ce que recouvre cette «effervescence» à laquelle parvient la société à travers ces cérémonies dramatisées. L’immense prolifération des mythes résulte sans doute de l’intensité des états auxquels atteignent en commun les participants de ces manifestations théâtralisées: les cérémonies rituelles explosent par provignement en discours complexes, comme le sont les représentations religieuses ou magiques bouddhistes d’Inde ou de Bali, les mythologies grecques, les croyances bantoues ou mélanésiennes. Le récit s’attache à transposer l’intensité découverte au cours de la dramatisation commune.

Si l’on se réfère au prétexte de ces cérémonies rituelles et de leur théâtralisation, on constate qu’il s’agit d’actes par lesquels les groupes humains affrontent et transforment une instance naturelle: suppléer l’action «innocente» du cosmos dans l’accouplement des sexes, c’est matérialiser par le jeu social une règle par laquelle ce cosmos se trouve «socialisé»; et fabriquer un mariage, c’est rivaliser avec la nature. Les rites et fêtes mortuaires, avec leurs puissantes dramatisations, s’attaquent aussi à cette force naturelle, celle qui détruit les organismes vivants et les cultures, en réintégrant le mort enfermé dans son mystère inconnaissable, en socialisant l’anéantissement.

On devrait donc dire que ces dramatisations sociales sont autant d’actes par lesquels la société supplée la nature dans son pouvoir de destruction, d’accouplement, de fécondité et cherchent à se hausser au-dessus de la trivialité d’une existence dominée par les instances inévitables.

N’est-on pas ici fort loin de ce que l’on nomme ordinairement «théâtre»? Les cérémonies rituelles, les mythes représentés ou joués (katakali indien, théâtre balinais, fêtes bantoues, etc.) renvoient à l’activité collective elle-même et se concentrent dans l’intensité qu’elle réussit à atteindre au cours de ces manifestations. D’autre part, la théâtralisation sociale, quand elle vise à utiliser à son profit une des instances de la nature, comme la capacité de condamner et de tuer au nom d’une norme sociale établie, aboutit à un résultat pratique qui met en cause les seuls hommes masqués ou vêtus d’un rôle, d’un masque. Au théâtre, après la représentation, le juge et le condamné vont prendre un verre ensemble au café.

C’est réduire sans doute les différences à peu de chose. Mais ce peu de chose correspond à la différence entre le réel et l’imaginaire, entre une activité qui mobilise la vie psychique et sociale des hommes pour l’accomplissement d’une action commune et l’action qui doue d’existence actuelle et émotionnelle une créature imaginaire, perçue et définie comme telle.

Et ce constat ramène à cette relation surprenante qui existe entre la définition du théâtre et la réalité des sociétés européennes, entre le dérisoire et le tragique et la spécificité des sociétés européennes.

2. Le tragique ou le dérisoire et les civilisations techniques

Cette distinction et cette relation ont déjà été pressenties par Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles , lorsqu’il objectait aux «encyclopédistes» et surtout à Voltaire que la représentation dramatique telle qu’on la concevait au XVIIe siècle en France (et qui était restée le modèle des «philosophes») ne correspondait pas à l’expérience générale des peuples. L’opposition que Rousseau établit entre la «fête» et le théâtre nous rappelle que le théâtre est sans doute plus spécifiquement occidental que ne le pensait Voltaire et que, loin d’être le modèle universel de la civilisation, il est sans doute la marque d’une insurmontable détresse ou d’une anxiété irrépressible.

Il est facile de constater que la présentation sur une scène d’une individualité affirmée et exaltée qui mène jusqu’au bout la logique de ses actes, dans le crime ou la folie, en tout cas l’irrégularité ou la déviance, correspond à l’ensemble des œuvres dramatiques présentées par le théâtre grec, puis, après une longue interruption, par les théâtres européens (espagnols, anglais, français); que cette définition obstinée se retrouve chez les Allemands (Kleist, Büchner), chez les Russes, les auteurs nordiques, les Irlandais...

Aucun autre répertoire dramatique ne peut être comparé à celui-ci. Seul le n 拏 japonais (et sans doute pour une raison comparable à celle que nous allons évoquer) offre ici et là, dans la trame de ses rôles, des personnages fortement individuels et poussant leur volonté exacerbée contre les lois humaines et divines. Aucun autre théâtre sinon le théâtre occidental n’est aussi délibérément en conflit avec les normes de la culture établie. Tout se passe comme si, en Occident, et seulement en Occident, une certaine définition de la personne, jointe à sa représentation imaginaire dans une action également imaginaire (c’est-à-dire empruntée à une histoire lointaine ), avait permis au langage poétique d’emplir par un discours le vide creusé entre la réalité établie et l’expérience imaginaire...

Cette relation particulière entre une forme de société et le théâtre passe par trois relais qui concernent successivement la morphologie ou l’écologie (l’apparition des villes), le développement de la technique et l’accumulation du savoir, la «découverte» d’une définition nouvelle de la personne.

Que le théâtre soit inséparable de l’existence des villes, c’est là ce que prouvent la corrélation entre l’apparition des cités grecques et la naissance de la tragédie, le développement des villes européennes à partir du XVIe siècle et l’extraordinaire prolifération de l’art dramatique.

Sans doute la ville est-elle d’abord un milieu clos, soigneusement séparé du reste de la nature rurale ou marine, un lieu privilégié où s’imposent des expériences du temps et de l’espace que la campagne ne peut connaître: dans les cités grecques émergent à la fois le langage de la réthorique qui, remplaçant la violence par la politique, fonde la communication des hommes sur la persuasion plutôt que sur la force et le respect du prestige, le langage de la réflexion qui conduit à la philosophie, le langage du droit qui aide à construire une justice écrite où chaque homme s’affirme en tant que citoyen libre (sur un fond d’esclavage, cela va sans dire), le langage poétique du théâtre enfin. Dans les villes occidentales des XVe et XVIe siècles s’effectuent une concentration saisissante, une accélération de ce que Durkheim appelle la «densité sociale», tandis qu’apparaît une nouvelle division sociale du travail. Là aussi, l’on constate que la forme du discours parlé-écrit change, ne serait-ce que par l’apparition de l’imprimerie et la constitution de ce que McLuhan a nommé la «galaxie Gutenberg», et tout ce qu’elle entraîne de modifications psychiques et intellectuelles conduisant à l’affirmation de la conscience solitaire («conscience de soi» cartésienne), celle du lecteur (dans l’ordre de la religion, celui qui se nomme réformé avant d’être protestant revendiquera la liberté de la lecture du texte sacré).

On conçoit que le théâtre apparaisse dans la trame de ce discours urbain où les hommes vivent sous les yeux les uns des autres et communiquent directement tant sur la place que dans les activités fonctionnelles: le langage qui anime et constitue le réseau interne de la cité propose un niveau jusque-là inconnu de l’expérience où l’on peut susciter des expériences virtuelles dont on sait qu’elles restent à mi-chemin de l’évidence matérielle et de l’impossible. Ulysse est un «menteur», mais Eschyle est un poète...

Il existe sans doute des différences radicales entre la cité grecque et la ville capitale où s’installe, sous l’impulsion des monarchies absolues naissantes, la dramaturgie «moderne», mais ces différences sont moins importantes que le fait de l’établissement d’un lieu particulier où se représente systématiquement une fiction incarnée par un individu «placé sous le regard de Dieu» (G. Lukács, L. Goldmann), insensible aux compromis qu’implique précisément le langage urbain. Cette contradiction est latente partout où émerge ce que l’on appelle «théâtre» en Occident.

Le deuxième relais est constitué par la relation qui s’établit entre l’art dramatique et une définition de la personne. Marcel Mauss indique, dans le texte évoqué plus haut, que les Latins ont sans doute découvert à partir de l’expérience étrusque et surtout à travers la philosophie stoïcienne romaine (plus que grecque) une définition de la personne morale et juridique revendiquant l’autonomie et la «reconnaissance» universelle. Seulement, la romanité n’est pas une période de théâtre (sauf bien entendu celui qu’implique la parodie et le grotesque), mais culmine dans les «jeux de cirque» où, si l’on en croit Hegel, l’inconscient de l’Empire vint se complaire au spectacle d’une violence sanglante réprimée par la vie civile. Il faut aussi constater que la définition de la personne chrétienne qui donne à cette image de l’homme un fondement métaphysique supprime complètement le théâtre. Stoïcisme et christianisme réalisent une sorte d’intériorisation dramatique de l’image de la personne individuelle, l’un en conférant à l’individu le droit de «sculpter sa face» (Marc Aurèle) et de réaliser jusqu’au suicide son théâtre individuel, l’autre en plaçant l’être dans une vision dramatique du temps, depuis l’incarnation jusqu’à la résurrection (et dont le moteur ou la péripétie serait le péché). S’impose le stoïcisme, et c’en est fait du théâtre. Domine le christianisme, et la dramatisation imaginaire s’efface.

Constatons donc que l’image de la personne que le Grec s’était formée était différente, en cela que le Grec ne rattachait pas ou n’attribuait pas nécessairement l’individualité à la communauté: Antigone ou Œdipe sont des figures extrêmes, des modèles impossibles que l’homme grec ne pouvait admettre qu’en les détruisant, sans doute parce qu’elles impliquaient une douloureuse rencontre entre «Dieu» et l’«homme» dans une convulsive opposition, comme l’a compris profondément Hölderlin dans son commentaire sur Œdipe. En fait, le Grec n’admettait l’individualité que loin de sa propre existence et comme une tension douloureuse dont on ne pouvait sortir que par la mort.

Plus tard, quand les instances chrétiennes se diversifient et s’affaiblissent sur les individus occidentaux, au moment de la laïcisation du monde par l’économie capitaliste, le développement d’une bourgeoisie alliée aux monarchies centralisatrices, l’individu redeviendra un modèle douloureux et impossible à soutenir, un rêve désirable et inaccessible, celui de Tamerlan, de Richard III, de Macbeth... Il est possible que l’homme, à partir de l’avènement des «Temps modernes», ait été fasciné par la négativité, par la déviance, par tout ce qui suggérait une image de la personne qu’il ne pouvait atteindre et lui paraissait comme une possibilité ouverte mais interdite.

Rien ne prouve que les sociétés se donnent calmement une ou plusieurs images de l’homme qui correspondent réellement aux possibilités de l’expérience. Cette contradiction éclate avec le «romantisme», mais elle gît, latente, dans toute l’existence antérieure. Si Kleist, si Büchner, si Lenz ou même si Musset (dans Lorenzaccio ) suggèrent une image de l’homme que l’univers entier condamne et qu’eux-mêmes parfois n’osent assumer jusqu’au bout, cela résulte peut-être de cette contradiction propre à la civilisation occidentale qui ouvre toutes les portes de la liberté, mais en même temps celles de l’enfer...

Cela nous amène au troisième relais, celui qui s’établit entre le développement de la technique et la conscience tragique ou dérisoire: nous qui sommes habitués au «progrès» de la technologie ne pouvons sans doute nous rendre compte complètement du choc produit par l’apparition et le développement de cette activité qui, traitant la nature comme une matière inerte, réalise ce que Max Weber a appelé une «désacralisation du monde».

Or, ce que l’on sait de la cité grecque montre que l’apparition d’une nouvelle division du travail technique (qui distingue les petites cités des «empires orientaux» qu’elles ont victorieusement repoussés), l’accumulation du savoir scientifique et technique, l’aménagement administratif du monde entraînent chez l’homme une conscience différente de celle qu’il pouvait prendre de soi dans les sociétés patriarcales ou rurales. De la même façon, la découverte des lois de la mécanique, l’apparition des techniques comme activité séparée et capable d’agir sur la nature entraînent dans le monde occidental un bouleversement dont témoignent fantasmes, contes et rêves: les récits chevaleresques qui sont écrits au moment où apparaît la technique nouvelle de l’imprimerie et au moment où Galilée, Vinci, Descartes, Gassendi vont constituer leurs systèmes, répondent à cette compensation délirante et cependant quotidienne.

Il est frappant que le théâtre propose précisément des individus qui affrontent des forces qu’ignore la science ou simplement la conscience de l’époque où ils sont présentés. Si la tragédie commence quand le ciel se vide, c’est que l’homme de la civilisation technique a payé fort cher sa domination de la nature. Claude Lévi-Strauss a déjà noté cette déperdition de la richesse psychique de l’homme au moment où la possession du monde se réalise pour lui. Ce que les Modernes appellent «aliénation» n’est peut-être que le nom qu’il faut donner à cette douloureuse découverte – qu’une part de l’existence doit trouver dans l’imaginaire son assouvissement.

Cette distorsion entre le réel et l’imaginaire est liée à l’apparition de la science et des techniques. Elle n’est pas «naturelle», elle est inséparable d’une dichotomie qui, désormais, inscrit la vie humaine en partie double: celle de son efficacité matérielle, celle de son expérience impossible et par cela même imaginaire. Ne serait-ce pas une raison suffisante pour ne pas renvoyer l’imagination dans le ciel vague de la fantaisie, mais pour l’enraciner dans la vie collective elle-même?

Ces trois relais expliquent peut-être que le théâtre n’apparaisse qu’en Occident et qu’il culmine en fin de compte sur la vision d’un individu crucifié et torturé en raison de son individualité poussée à son paroxysme: il existe un sadisme propre à la civilisation technicienne et qui définit la plus haute conception de l’art dramatique, tragique ou dérisoire, celle qui accorde à l’homme une puissance infinie de plénitude ou de vouloir et qui, en même temps, le punit de l’avoir expérimentée...

3. Ruptures sociales et création dramatique

La troisième des relations entre le théâtre et la société concerne une situation qui explique et prolonge celle qui vient d’être décrite. Elle constate que les périodes de création dramatique sont contemporaines des moments de rupture entre deux types de sociétés se succédant dans une même durée. Il s’agit là d’un fait aisément repérable et qui correspond au passage de la société patriarcale ou rurale grecque à la ville; de la société du Moyen Âge européen au système monarchique centralisateur où apparaît le capitalisme; de la première révolution industrielle à la seconde, dans laquelle nous vivons...

Ce passage est une rupture. Non seulement parce que le système et la structure globale de l’existence se transforment radicalement sans que l’on puisse savoir quelles valeurs et quel modèle de vie remplaceront les formes traditionnelles de la culture ancienne, mais aussi parce que l’homme ne pouvant se référer aux définitions traditionnelles de l’action ou de la connaissance est abandonné à sa propre spontanéité.

C’est l’historien allemand Burckhardt qui, le premier, a sans doute formulé ce problème et qui lui a donné forme en examinant les changements intervenus dans le passage du Moyen Âge aux Temps modernes et dans la rupture contemporaine du règne de Constantin le Grand. Mais c’est Guyau et surtout Durkheim (dans Le Suicide ) qui ont défini le caractère de cette situation existentielle où l’homme ne trouve plus dans la collectivité le support de son existence. Le terme d’anomie caractérise cet état d’«éréthisme» (Durkheim) où le vouloir et les désirs infinis se heurtent tantôt aux formes survivantes mais dissoutes de la culture ancienne (qui n’en sont que plus prégnantes) et tantôt aux comportements nouveaux non encore définis et tout à fait imprévisibles.

Or, dans ces périodes de rupture, l’homme cherche dans l’individualité ce que ne lui donne plus un système qui a été celui de la génération précédente, sans savoir si l’attitude qu’il est amené à inventer répond à une conduite éventuellement répétable. Burckhardt a appelé «individualisme» et décrit certains cas de la Renaissance qui montrent davantage une anxiété de l’homme qui s’affirme en dépit de tout qu’une valorisation d’un moi conscient.

Comme, d’autre part, la structure des sociétés affectées par ces changements économiques qui transforment un type de société et préparent l’avènement d’un autre ne permet qu’à un petit nombre d’êtres vivants de se trouver dans la situation où ils perçoivent la tension avec acuité, et que ce petit nombre correspond à peu près à ce que l’on appelle les «privilégiés», les princes ou leur suite intellectuelle, on conçoit que ces tensions trouvent dans le comportement des princes et dans les représentations des poètes une formulation et une figure significatives: la stratification sociale ne rend possible la conscience de la mutation culturelle qu’à ceux-là mêmes pour qui la culture et la société constituent des champs d’observation possibles. L’anomie affecte donc, du moins dans ces périodes antérieures aux civilisations industrielles, des personnes situées, sans l’avoir expressément voulu, à l’intersection de deux ou de plusieurs systèmes.

Il est significatif que les grandes expressions théâtrales soient contemporaines de ces ruptures et de ces tensions, comme si l’expérience imaginaire que propose la dramatisation poétique constituait un lieu d’expérimentation et comme une anticipation sur des aspects non encore «vécus» de l’existence collective et individuelle.

Mais, en même temps, la substance de ces figures appartient à la période révolue ou en passe de disparaître: Antigone, Œdipe, Électre, Oreste, les Suppliantes, les Bacchantes, Ajax émergent du vieux monde patriarcal grec comme Tamerlan, Richard III, Macbeth, les héros de Lope de Vega ou les personnages de Corneille appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler l’«histoire», c’est-à-dire le passé reconstitué à partir du présent. La dramaturgie commence lorsqu’un poète s’empare de ces figures fantomatiques et leur prête une vie contemporaine de ceux-là mêmes pour qui la réalisation de la vie est un problème. C’est à travers le passé des figures anthropologiquement mortes que l’art tragique et souvent aussi l’art de la dérision trouvent les voies de la scène.

Rousseau n’a donc pas tort de contester à Voltaire l’universalité de la définition du théâtre. Les relations entre l’expression dramatique et la vie collective sont si complexes et si multiples mais aussi si spécifiques qu’il est impossible d’admettre de vagues formules sur la valeur communément «humaine» du théâtre ou sur des définitions triviales d’un parallélisme évident entre l’époque et la création. L’art est toujours enraciné dans l’existence collective, et le théâtre est un instrument d’expérimentation imaginaire où l’homme, souvent, cherche à atteindre ce que la société ne lui donne pas, mais ne cesse de lui promettre.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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